30

Sara Björklund regarda longuement la voiture noire.

Wallander se tenait près d’elle, tout en restant en arrière. Il voulait la rassurer par sa présence. Mais il ne voulait pas être trop près d’elle, pour ne pas la perturber. Il voyait qu’elle faisait de grands efforts pour arriver à une conclusion. Avait-elle déjà vu cette voiture, ce vendredi où elle était venue chez Wetterstedt, en croyant que c’était jeudi ? Ressemblait-elle à celle-là, ou était-ce précisément cette voiture qu’elle avait vue sortir de la maison de l’ancien ministre ?

Sjösten approuva Wallander quand celui-ci lui exposa son point de vue. Même si Sara Björklund, la « bonniche » tant méprisée de Wetterstedt, disait que ça pouvait être une voiture de la même marque qu’elle avait vue, ça ne prouverait rien. Tout ce qu’ils pouvaient obtenir, c’était une indication, une possibilité. Cela n’en demeurait pas moins important, ils le savaient tous les deux.

Sara Björklund hésitait. Comme les clés de contact étaient dans la voiture, Wallander demanda à Sjösten de rouler un peu dans la cour. En fermant les yeux, peut-être reconnaîtrait-elle le bruit du moteur ? Toutes les voitures ne font pas le même bruit. Elle écouta.

— Peut-être, dit-elle enfin. Elle ressemble à la voiture que j’ai vue ce matin-là. Mais je ne peux pas affirmer que c’était celle-là et pas une autre. Je n’ai pas vu les plaques.

Wallander hocha la tête.

— Je ne vous en demande pas tant. Je suis désolé de vous avoir dérangé jusqu’ici.

Ann-Britt Höglund avait astucieusement emmené Norén, à qui Wallander demanda de reconduire Sara Björklund à Ystad. Ann-Britt voulait rester sur place.

Il était encore tôt le matin. Cependant, tout le pays semblait déjà au courant. Sjösten improvisa une conférence de presse dans la rue, tandis que Wallander et Ann-Britt Höglund allaient prendre un petit déjeuner au terminal des ferries.

Wallander décrivit en détail ce qui s’était passé à Ann-Britt.

— Le nom d’Åke Liljegren apparaissait dans notre enquête sur Laferd Harderberg, dit-elle. Tu te souviens ?

Wallander se remémora l’affaire, qui remontait à l’année précédente. Il se rappela avec dégoût cet individu, homme d’affaires renommé et mécène, qui vivait derrière les murs du château de Farnholm. Cet homme qu’ils avaient finalement empêché de quitter le pays grâce à une intervention mémorable à l’aéroport de Sturup. Le nom d’Åke Liljegren avait été cité au cours de l’enquête. Mais à la périphérie de l’enquête. Il n’avait jamais été question de l’interroger.

Sa troisième tasse de café à la main, Wallander regardait la mer entre la Suède et le Danemark, couverte ce matin-là de voiliers et de ferries.

— Nous ne voulions pas de ce nouveau meurtre, mais nous l’avons eu quand même. Encore un homme tué et scalpé. Selon Ekholm, nous avons atteint la frontière magique au-delà de laquelle nos chances d’identifier le meurtrier augmentent considérablement. Si on en croit les modèles du FBI, qui ne sont certainement pas sans intérêt, nous allons pouvoir distinguer encore plus clairement ce qui se ressemble et ce qui diffère.

— J’ai comme l’impression que les choses sont devenues plus grossières. Si tant est qu’on puisse évaluer les coups de hache et la manière de scalper.

Wallander attendit la suite avec intérêt. Les hésitations d’Ann-Britt trahissaient souvent le fait qu’elle avait une idée intéressante.

— Wetterstedt était sous une barque, poursuivit-elle. On l’a frappé par-derrière. Son scalp a été découpé. Comme si le tueur s’était donné le temps de bien faire les choses. Ou peut-être était-ce le signe d’un manque d’assurance ? Le premier scalp. Carlman a été tué directement par-devant. Ses cheveux ont été arrachés, et non découpés. On peut deviner une colère, ou un mépris, ou encore une fureur presque incontrôlée. Puis vient Björn Fredman. Il était probablement sur le dos. Sans doute ligoté. Sinon, il aurait opposé une résistance. On lui a versé de l’acide dans les yeux. On lui a maintenu les yeux ouverts de force. Le coup sur la tête a été donné avec une grande violence. Et maintenant Liljegren. Dont on a enfoncé la tête dans un four. Il y a une escalade. Est-ce la haine ? Ou la jouissance incompréhensible d’un malade qui démontre ainsi son pouvoir ?

— Répète ce que tu viens de dire à Ekholm. Qu’il entre cette information dans son ordinateur. Je suis d’accord avec toi. Il y a des changements notables dans son comportement. Comme un glissement. Mais qu’est-ce que ça nous indique ? Parfois, c’est comme s’il fallait interpréter des traces datant d’il y a plusieurs millions d’années. Des empreintes d’animaux disparus figées dans de la cendre volcanique. Ce qui me tracasse le plus, c’est l’ordre des événements. Qui repose sur le fait que nous avons trouvé les cadavres dans un certain ordre. Puisque les victimes ont été tuées dans un certain ordre. Et donc une chronologie apparaît, qui nous semble naturelle. La question reste de savoir s’il y a un ordre que nous n’arrivons pas à déchiffrer entre tous ces cadavres. Peut-être l’un d’entre eux est-il plus important que les autres ?

Elle réfléchit un instant.

— L’une des victimes serait-elle plus proche du meurtrier que les autres ?

— Oui, c’est tout à fait ça, dit Wallander. Est-ce que Liljegren est plus proche d’un centre éventuel que, par exemple, Carlman ? Et lequel est le plus éloigné de ce centre ? Ou est-ce qu’ils ont tous le même rapport avec le meurtrier ?

— Un rapport qui, si ça se trouve, n’existe que dans sa conscience perturbée ?

Wallander repoussa sa tasse de café vide.

— La seule chose dont nous pouvons être certains, c’est que ces hommes n’ont pas été choisis au hasard.

— Björn Fredman est un peu en marge, dit-elle quand ils se levèrent.

— Oui, dit Wallander. Il est un peu en marge. Mais en inversant les données, on pourrait aussi dire que ce sont les trois autres qui sont l’exception.

Ils revinrent vers Tågaborg où on leur annonça que Hansson était parti pour Helsingborg afin de rencontrer le préfet de police.

— Demain, la police criminelle nationale débarque, dit Sjösten.

— Quelqu’un a-t-il parlé avec Ekholm ? demanda Wallander. Il faudrait qu’il vienne ici le plus vite possible.

Ann-Britt alla se renseigner. Pendant ce temps, Wallander refit une inspection de la maison en compagnie de Sjösten. Ils virent Nyberg avec les autres techniciens à genoux dans la Cuisine. Ann-Britt les rejoignit alors qu’ils étaient à mi-chemin entre le rez-de-chaussée et le premier étage, et leur annonça qu’Ekholm arrivait dans la voiture de Hansson. Tous trois continuèrent leur inspection. Aucun d’entre eux ne parlait. Chacun suivait son propre sentier invisible. Wallander essayait de percevoir la présence du meurtrier, de la même manière qu’il l’avait cherchée dans l’obscurité de la maison de Wetterstedt, ou sous la tonnelle dans le jardin de Carlman. Le meurtrier était monté par ce même escalier moins de douze heures auparavant. L’empreinte invisible de sa présence restait encore palpable dans la maison. Wallander se déplaçait plus lentement que les autres. Il s’arrêtait souvent et fixait le plafond d’un regard vague. Parfois, il s’asseyait sur une chaise et regardait un mur, un tapis ou une porte. Comme s’il était dans une galerie d’art, et qu’il contemplait avec attention certaines des œuvres exposées. De temps à autre, il retournait sur ses pas et refaisait le court chemin qu’il venait de parcourir. Ann-Britt, qui l’observait, songea que c’était comme s’il marchait sur une mince couche de glace. Wallander lui aurait certainement donné raison. Chaque pas impliquait un risque, une nouvelle position, une discussion avec lui-même sur une idée qu’il venait d’avoir. Il se déplaçait autant dans sa tête que sur le lieu du crime. La maison de Gustaf Wetterstedt lui avait semblé étrangement vide. Nulle part il n’avait senti la présence de l’individu qu’ils recherchaient. Il avait donc fini par admettre que l’homme qui avait tué Wetterstedt n’était jamais entré dans sa maison. Il n’avait jamais approché plus près que le toit du garage où il avait lu un numéro de Superman pour passer le temps et l’avait déchiré en morceaux. Mais ici, dans la villa de Liljegren, c’était différent. Wallander retourna vers l’escalier et regarda en direction de la salle de bains. Ici, l’assassin avait pu voir l’homme qu’il allait bientôt tuer. Si la porte de la salle de bains était ouverte. Et pourquoi n’aurait-elle pas été ouverte si Liljegren était tout seul dans la maison ? Il continua jusqu’à la salle de bains et se mit contre le mur. Puis il entra, se mit un instant à jouer le rôle de Liljegren comme dans une tragédie muette. Il ressortit imagina le violent coup de hache qui venait tout droit sans hésitation, avec force et de l’arrière. Il se vit tomber sur le tapis du couloir. Puis il prit l’autre rôle, celui de l’homme qui tenait une hache dans la main droite. Pas à la main gauche, ils avaient déjà pu le constater à propos de la mort de Wetterstedt. L’homme était droitier. Wallander descendit lentement l’escalier en traînant le cadavre invisible. Jusque dans la cuisine, devant le four. Il descendit dans la cave et s’arrêta devant le soupirail trop étroit pour qu’il puisse s’y glisser. Pour pouvoir entrer dans la maison de Liljegren par ce soupirail, il fallait que ce soit un homme sans kilos superflus. L’homme qu’ils recherchaient devait être maigre. Il retourna dans la cuisine et sortit ensuite dans le jardin. Les techniciens cherchaient des empreintes dans la terre devant le soupirail, à l’arrière de la maison. Wallander pouvait d’ores et déjà prévoir qu’ils ne trouveraient rien. L’homme était venu pieds nus, comme les fois précédentes. Il regarda la haie, la plus courte distance entre le soupirail et la rue qui passait devant la maison… Il se demanda pourquoi l’homme ne portait pas de chaussures. Il avait posé plusieurs fois la question à Ekholm sans obtenir de réponse satisfaisante. Marcher pieds nus implique qu’on prend le risque de se blesser. De glisser, de se piquer, de se couper. Et pourtant, il était pieds nus. Pourquoi se déplaçait-il ainsi ? Pourquoi avait-il décidé d’enlever ses chaussures ? C’était encore un des points particuliers auxquels il devait se cramponner. Il prenait les scalps. Il utilisait une hache. Il était pieds nus. Wallander ne bougeait plus. L’idée lui vint comme un éclair. Son inconscient avait tiré une conclusion et lui avait envoyé le message.

Un Indien, se dit-il. Un guerrier d’un peuple primitif.

Il sut tout de suite qu’il avait raison. L’homme qu’ils recherchaient était un guerrier solitaire qui suivait le sentier invisible qu’il s’était choisi. Il imitait. Tuait à coups de hache, découpait des scalps, se déplaçait pieds nus. Pourquoi un Indien se promenait-il au beau milieu de l’été suédois et tuait-il des gens ? Qui tuait les gens en fin de compte ? L’Indien ou celui qui jouait son rôle ?

Wallander resserra sa prise sur son idée pour ne pas la perdre avant de l’avoir suivie jusqu’au bout. Il couvre de longues distances, se dit-il. Il doit avoir un cheval. Une moto. Qu’il avait appuyée contre le mur du baraquement de cantonnier. Une voiture, on roule dedans, une moto, on la chevauche.

Il retourna vers la maison. Pour la première fois depuis le début de l’enquête, il lui sembla deviner la silhouette de l’homme qu’il cherchait. La tension de la découverte fut immédiate. Sa vigilance redoubla. Cependant, pour le moment, il voulait garder cette idée pour lui.

On ouvrit une fenêtre au premier. Sjösten se pencha au-dehors.

— Viens là-haut ! cria-t-il.

Wallander retourna dans la villa en se demandant ce qu’ils avaient bien pu trouver. Dans une pièce qui avait dû être le bureau de Liljegren, Sjösten et Ann-Britt se tenaient devant une bibliothèque. Sjösten avait un sachet plastique dans la main.

— Je parie pour de la cocaïne, dit-il. Encore que ça puisse aussi être de l’héroïne.

— C’était où ? demanda Wallander.

Sjösten montra un tiroir ouvert.

— Il peut y en avoir d’autres.

— Je vais demander qu’on nous envoie un chien pour chercher la drogue.

— Tu devrais aussi réclamer des hommes pour aller discuter avec les voisins, dit Wallander. Leur demander s’ils ont vu un homme en moto. Pas seulement hier soir ou cette nuit. Mais avant aussi. Ces dernières semaines.

— Il est venu en moto ?

— Je crois. Ça collerait avec sa manière de se déplacer les autres fois. Tu trouveras ça dans le dossier.

Sjösten sortit.

— Il n’y a rien sur une moto dans le dossier, dit Ann-Britt, étonnée.

— Ça devrait y être, dit Wallander d’un ton absent. Nous avons bien établi que c’était une moto qui avait été appuyée contre le mur devant la maison de Carlman, non ?

Il aperçut par la fenêtre Ekholm et Hansson qui remontaient le chemin de gravier bordé de rosiers. Ils étaient en compagnie d’un autre homme que Wallander supposa être le préfet de Helsingborg. Le commissaire Birgersson les accueillit à mi-chemin de la maison.

— Il vaut peut-être mieux descendre, dit-il à Ann-Britt. Tu as trouvé quelque chose ?

— Sa maison fait penser à celle de Wetterstedt, dit-elle. La même bourgeoisie sinistre. En tout cas, il y a un certain nombre de photos de famille. Qu’elles soient réjouissantes, c’est une autre affaire. Apparemment, il n’y a que des officiers de cavalerie dans la famille de Liljegren. Des dragons de Scanie. Si on en croit les photographies.

— Je ne les ai pas vues, s’excusa Wallander. Mais je te crois volontiers. Ses affaires de liquidation d’entreprises avaient pas mal de points communs avec les activités pendant la guerre.

— Il y a une photo d’un vieux couple, devant une ferme. Si je comprends bien ce qui est écrit au dos, c’est la photo de ses grands-parents maternels, à Öland.

Ils descendirent au rez-de-chaussée. La moitié de l’escalier était interdite à la circulation pour préserver les traces de sang.

— Des hommes âgés vivant seuls, dit Wallander. Leurs maisons se ressemblent peut-être parce qu’ils se ressemblaient. Quel âge avait Åke Liljegren ? Plus de soixante-dix ans ?

La question resta sans réponse, Ann-Britt ne savait pas.

On improvisa un lieu de réunion dans la salle à manger de Liljegren. Sjösten avait mis à la disposition d’Ekholm, qui avait pu s’éclipser, un policier pour lui fournir les informations dont il avait besoin. Quand tous se furent présentés et se furent assis, Hansson surprit Wallander par sa détermination. En venant d’Ystad, il avait eu le temps de s’entretenir aussi bien avec Per Åkeson qu’avec la police criminelle nationale de Stockholm.

— Ce serait une erreur de dire que la situation a changé du tout au tout suite à ce qui s’est passé dans cette maison, commença-t-il. La situation est de toute façon suffisamment dramatique depuis que nous avons compris que nous avions affaire à un tueur en série. À présent, une sorte de frontière a été franchie. Rien n’indique que cette série de meurtres va s’arrêter. C’est une chose que nous ne pouvons qu’espérer. Du côté de la police criminelle nationale, on est prêt à nous fournir toute l’aide dont nous avons besoin. Les formalités pour mettre en place un groupe d’enquêteurs dépendant de plusieurs districts, avec en outre la participation de gens de Stockholm, ne devraient pas poser de problèmes particuliers. Je pense que personne n’a rien contre le fait que Kurt dirige ce nouveau groupe d’enquête ?

Personne n’avait rien à objecter. À l’autre bout de la table, Sjösten hocha la tête en signe d’approbation.

— Kurt a une certaine renommée, dit Hansson, sans se rendre compte que ce qu’il disait pouvait avoir un double sens. Il paraît évident pour le chef de la criminelle nationale qu’il doit continuer à diriger l’enquête.

— Je suis d’accord, dit le préfet.

Ce furent ses seuls mots de toute la réunion.

— Il y a des règles claires pour qu’une telle collaboration puisse être mise en œuvre le plus rapidement possible, poursuivit Hansson. Les procureurs ont leurs propres procédures. Le plus important maintenant est de préciser de quel type d’aide nous avons besoin de la part de Stockholm.

Wallander avait écouté Hansson parler avec un mélange de fierté et d’inquiétude. En même temps, il se rendait bien compte qu’il serait difficile de trouver quelqu’un pour prendre sa place de responsable de l’enquête.

— Y a-t-il déjà eu dans notre pays quelque chose qui ressemble à cette série de meurtres ? demanda Sjösten.

— Pas si on en croit Ekholm, répondit Wallander.

— Il serait bon d’avoir des policiers qui ont l’expérience de ce genre de crime, poursuivit Sjösten.

— Alors, il faut aller les chercher sur le continent ou aux États-Unis, dit Wallander. Et je n’y crois pas beaucoup. En tout cas, pas pour le moment. Ce dont nous avons besoin, c’est d’enquêteurs criminels expérimentés. Qui puissent augmenter nos potentialités.

Il leur fallut moins de vingt minutes pour prendre les décisions nécessaires. Puis Wallander partit rapidement à la recherche d’Ekholm. Il le trouva au premier étage devant la salle de bains. Wallander l’entraîna dans une chambre d’amis qui semblait ne pas avoir servi depuis longtemps. Il ouvrit la fenêtre pour chasser l’air confiné. Puis il s’assit sur le bord du lit et fit part à Ekholm des idées qu’il venait d’avoir dans la matinée.

— Il se peut que tu aies raison, dit Ekholm quand il eut fini. Un homme perturbé psychiquement qui a endossé le rôle d’un guerrier solitaire. Il y a beaucoup d’exemples de ce genre dans l’histoire de la criminalité. Mais pas en Suède. Il s’agit de gens qui se déguisent en quelqu’un d’autre pour se venger, la vengeance étant le motif le plus fréquent. Leur déguisement les décharge de toute culpabilité. L’acteur n’a pas de remords pour les actions commises par le personnage qu’il joue. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a une catégorie de psychopathes qui tuent sans autre motivation que leur propre jouissance.

— Ça paraît peu vraisemblable dans notre cas, dit Wallander.

— La difficulté réside dans le fait que le rôle endossé par le meurtrier, si nous prenons par exemple l’option du guerrier indien, ne nous renseigne pas sur le mobile. Il n’y a pas nécessairement de cohérence. Si tu as raison, si c’est un guerrier aux pieds nus qui a choisi ce déguisement pour des raisons qui nous sont inconnues, il aurait tout aussi bien pu décider de se déguiser en samouraï ou en tonton macoute haïtien. Il n’y a qu’une personne qui connaisse les raisons de son choix. Lui.

Wallander se remémora une de ses conversations précédentes avec Ekholm.

— Ça pourrait signifier que les scalps sont une fausse piste, dit-il. Qu’il ne les prend que pour le rituel lié au personnage qu’il s’est choisi. Et non qu’il collectionne des trophées pour atteindre le but qui l’a poussé à tuer tous ces gens.

— C’est une possibilité.

— Ce qui veut dire que nous sommes revenus à la case départ.

— Il faut réessayer sans arrêt toutes les combinaisons, dit Ekholm. On ne revient jamais à la case départ une fois qu’on l’a quittée. Il faut nous déplacer comme le tueur. Il ne reste jamais sans bouger. Ce qui s’est passé cette nuit le confirme.

— Est-ce que tu t’es fait une idée ?

— Le four est intéressant.

Les mots qu’avait choisis Ekholm firent sursauter Wallander. Mais il ne dit rien.

— De quel point de vue ?

— La différence entre le four et l’acide est frappante. Dans un cas, il utilise un produit chimique pour torturer quelqu’un qui est encore en vie. Ça fait partie de la mise à mort. Dans l’autre cas, ça ressemble plutôt à un petit salut.

Wallander regarda attentivement Ekholm. Il essaya d’interpréter ce qu’il venait d’entendre.

— Un petit salut à la police ?

— Dans le fond, ça ne m’étonne pas vraiment. Le meurtrier n’est pas insensible à ses actes. L’image qu’il se fait de lui-même devient de plus en plus favorable. Souvent, il atteint un point où il faut qu’il commence à chercher à établir un contact avec quelqu’un d’autre que lui-même. Il est pénétré de satisfaction de soi. Il faut qu’il obtienne à l’extérieur la confirmation de sa grandeur. Ses victimes ne peuvent pas se relever pour l’applaudir. Et il arrive fréquemment que, dans ce cas, il se tourne vers la police. Vers ceux qui le poursuivent. Ceux qui veulent l’empêcher de continuer. Ça peut prendre des formes diverses. Des appels anonymes ou des lettres. Ou, pourquoi pas, un mort dans une posture grotesque ?

— Il nous lance un défi ?

— Je ne crois pas qu’il pense comme ça. Il se sent invincible. S’il a effectivement choisi le rôle d’un guerrier aux pieds nus, son invulnérabilité peut être une des raisons. Il y a beaucoup d’exemples de guerriers qui s’enduisent de pommades pour se rendre invulnérable aux épées ou aux flèches. À notre époque, la police pourrait symboliser les épées.

Wallander resta un moment silencieux.

— Quelle sera l’étape suivante ? demanda-t-il. Il nous lance un défi en enfonçant la tête de Liljegren dans le four. Et la prochaine fois ? S’il y a une prochaine fois ?

— Il y a plusieurs possibilités. Entre autres, il est connu que les meurtriers psychopathes recherchent le contact avec un policier en particulier.

— Et pourquoi ?

Ekholm ne parvint pas à cacher son hésitation.

— Il est arrivé que des policiers soient tués.

— Tu veux dire que ce fou pourrait avoir un œil sur nous ?

— Ce n’est pas impossible. Sans que nous le sachions, il peut s’amuser à apparaître dans notre environnement le plus proche. Puis à disparaître. Un jour, peut-être ça ne lui suffira-t-il plus.

Wallander repensa à l’impression qu’il avait eue derrière les barrières interdisant l’accès à la ferme de Carlman. Cette impression de reconnaître un visage dans la foule des badauds qui regardaient le travail de la police. Quelqu’un qui s’était déjà trouvé derrière les barrières et les panneaux sur la plage quand ils avaient retourné la barque pour en sortir le corps du ministre de la Justice.

Ekholm le regarda gravement.

— Je crois qu’il est très important que tu sois conscient de ça, dit-il. Même si nous n’avions pas eu cette conversation, j’avais l’intention de t’en parler.

— Et pourquoi moi précisément ?

— Tu es celui qu’on voit le plus. L’enquête sur ces quatre meurtres a impliqué beaucoup de monde. Mais le seul nom et le seul visage qu’on voit régulièrement, c’est le tien.

Wallander fit une grimace.

— Je dois vraiment prendre ce que tu me dis au sérieux ?

— C’est toi qui vois.

Quand Ekholm eut quitté la pièce, Wallander resta assis un moment Il tentait d’analyser sa réaction aux paroles d’Ekholm.

C’était comme si un vent froid traversait la pièce, se dit-il.

Ça et rien de plus.

 

Peu après quinze heures, Wallander rentra avec ses collègues. Ils avaient convenu que l’enquête continuerait à être dirigée à partir d’Ystad. Wallander resta muet pendant tout le trajet et répondit le plus brièvement possible aux quelques questions que lui posa Hansson. Au commissariat, ils tinrent une courte réunion d’information avec Svedberg, Martinsson et Per Åkeson. Svedberg leur annonça qu’il était maintenant possible de parler à la fille de Carlman. Ils convinrent que Wallander et Ann-Britt Höglund iraient la voir à l’hôpital le lendemain matin. À dix-huit heures, Wallander téléphona à son père. Ce fut Gertrud qui répondit. Son père avait à nouveau un comportement normal. Il semblait avoir oublié ce qui s’était passé quelques jours auparavant.

Wallander passa aussi un coup de fil chez lui. Personne ne répondit. Linda n’était pas là. En sortant du commissariat, il demanda à Ebba s’il y avait du nouveau à propos de ses clés. Rien. Il roula jusqu’au port et fit une petite promenade le long du quai. Puis il alla boire une bière au café. Il s’aperçut d’un seul coup qu’il était en train d’observer attentivement tous les gens qui allaient et venaient. Il se leva, mal à l’aise, et alla s’asseoir au bout du quai, sur le banc devant le baraquement rouge de la Société de sauvetage en mer.

C’était une chaude soirée d’été, sans vent. Quelqu’un jouait de l’accordéon dans un bateau. De l’autre côté du quai, un ferry venant de Pologne entrait dans le port. Sans s’en rendre compte tout de suite, il commença à trouver un lien. Il ne bougea plus et laissa son cerveau travailler. Il entrevoyait les contours d’un drame plus terrible que tout ce qu’il avait pu imaginer. Il restait de nombreux blancs. Mais il lui semblait voir sur quoi il fallait concentrer les recherches.

Il se dit que la manière dont ils avaient travaillé jusqu’à présent n’était pas à mettre en cause.

Ce qui était faux, c’étaient les idées et les conclusions qu’il en avait tirées.

Il rentra chez lui et s’installa dans la cuisine pour faire par écrit un résumé de ses réflexions.

Linda arriva peu avant minuit. Elle avait lu dans un journal ce qui s’était passé.

— Qui est-ce qui fait ça ? demanda-t-elle. Comment une telle personne fonctionne-t-elle ?

Wallander réfléchit un instant avant de répondre.

— Comme toi et moi. En gros, comme toi et moi.

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